Le bruit des absents

Léon Kaminski

Chaque année à pareille époque, une tradition me conduit depuis mon adolescence au cimetière parisien de Bagneux pour me recueillir sur les sépultures de mes proches, parents et amis disparus.
Je lis des noms, des prénoms, et je reste un petit instant avec eux.
Quelques jours plus tard, je pense à eux d’une façon inhabituelle, à leurs faits et gestes, leur façon de penser, et même leur façon de s’étonner, de faire la lippe.
Ma mémoire me fait donc revivre des situations cocasses où se juxtaposent  le comique et le tragique mais aussi le tragi-comique bien plus inattendu.
C’était il y a près de dix ans, mon regretté père déjà nonagénaire me demandait de l’accompagner dans un grand magasin parisien, il voulait s’offrir… un pyjama ! C’était un mardi après-midi.
Sa marque de prédilection, Eminence. Nous nous rendîmes ainsi sur le lieu de vente après avoir déambulé sur trois étages sans que je comprisse pourquoi un tel circuit jusqu’au moment où je me rendis compte qu’il voulut qu’on le remarquât, fier de sa rosette d’officier dans l’Ordre de la Légion d’Honneur qu’on lui avait épinglée un mois auparavant aux Invalides avec le ban et l’arrière ban.
Nous arrivâmes donc sur le stand Eminence, un nom qu’il méritait bien. Face à la vendeuse si jeune et si maigrelette, de plus de soixante-dix ans sa cadette et qui s’avançait comme si l’on venait de lui apprendre à danser le menuet, un vieil homme appuyé sur sa canne avec cet accent yiddish qui me manque cruellement, le décor était planté.
« Madémoiselle, est-ce que vous en avez pour moi un pyjama qué jé pourrai bien dormir dédans ? »
L’accent de mon père et la formulation ont peu ou prou déstabilisé la vendeuse qui prit le premier modèle sorti du tiroir le plus proche, un pyjama à larges rayures d’un triste gris et d’un vilain bleu.
La petite sylphide, bien sûr, ne pouvait pas savoir que le vieil homme était un ancien déporté.
Le visage de mon père devint grimaçant jusqu’à lui dire que ce modèle à rayures, il en avait déjà eu un comme ça, le même, et qu’il l’avait gardé deux ans.
« Eh bien formidable, répliqua la vendeuse, ça veut dire que vous en étiez content ? Il faut toujours garder un bon souvenir de ce qu’on a aimé et moi je vous conseille de reprendre le même puisque vous aviez adoré ces rayures et puis vous savez c’est un indémodable, il reviendra toujours ».
Mon père se retourna vers moi pour me dire : « Il reviendra toujours, ot guezoukt (a-t-elle dit, en yiddish) mais moi jé voulais en acheter un pyjama pour bien dormir et elle, elle voulait mé vendre un pyjama pour en faire des cauchemars. Viens, ramène-moi à la maison ».
J’ai donc raccompagné mon père en lui expliquant que la vendeuse ne pouvait pas connaître le passé des clients, qu’elle faisait son travail, pendant que mon père, épuisé, s’endormait dans ma voiture. C’est vrai, il était très fatigué, d’ailleurs il me disait souvent « jé crois qué jé suis au bout d’un rouleau ».
Le lendemain, le mercredi vers 18h, une attaque cérébrale l’emportait brutalement. Samu, urgences,  ce sont les rayures de son châle de prière qui le draperont, ses dernières rayures, celles qu’il aimait et qu’il portait toujours avec joie lors des cérémonies de mariage, de bar-mitsva, de brit-mila de ses petits-enfants, de ses arrière-petits-enfants.
Les fêtes de Roch Hachana approchent et bientôt, à la 66
ème division, je lui dirai « papa, tu te rappelles de ce jour de printemps où dans un magasin du même nom, tu voulais t’offrir un pyjama ? ».

par Alain Kaminski
(publié dans Actualité Juive n°1568 le 17 septembre 2020)