Livre : Attention prénoms, par Claude Cordier

Le choix d’un prénom vous engage pour la vie, et n’est pas sans conséquences sur le reste de celle-ci !
«Histoire de : faut faire gaffe quand on intitule le petit, des fois qu’après on regrette et que ça vous mène vers des territoires impossibles à envisager. » – Claude Cordier

Attention prénoms, par Claude Cordier, disponible au format électronique dans le lien ci dessous :
http://roszewitch.fr/cc/WordPress3/wp-content/uploads/2013/01/Attention-Pr%C3%A9noms.pdf

En voici deux chapitres pour vous donner un avant-goût du livre :

Benjamin

J’ai pas fait pipi à la culotte, dès qu’on m’a proposé le pot, je m’y suis assis gentiment et je leur ai donné ce qu’ils attendaient, j’étais comme on dit propre avant l’heure. J’ai fait pareil avec l’écriture du prénom, vite j’ai su marquer sur l’ardoise Benjamin, et ce n’était pas simple, j’ai alors rêvé m’appeler Tutu comme n’importe qui. Puis j’ai bien compris comment me faire bien voir en comptant jusqu’à cent. Ensuite j’ai énoncé des phrases construites avec sujet, verbe, complément : « Tutu ouvre la boite de sardines et donne le poisson au chat qui est très content. » et je prononçai des mots longs et compliqués avec une certaine délectation comme « othorhinolaryngologiste » ou « roastbeefmayonnaise » Ils étaient fous de joie, criaient au génie ou je ne sais plus quoi. Tant pour eux est extraordinaire le fait qu’un semi bébé donne des sardines au chat qui n’a rien réclamé.

Alors, à la demande de Madame Blanchon l’institutrice, on m’a fait sauter le cours préparatoire parce que j’avais appris à lire et à écrire en m’exerçant sur le clavier du minitel et parce que mes dessins étaient, paraît-il, très élaborés. Quand je dessinais une auto, je détaillais les pièces du moteur et ça avait l’air de leur convenir, je fis de même avec le corps humain en plaçant les organes bien partout où il fallait, et ils n’en revinrent pas. On décida que je serai soit mécanicien, soit chirurgien. On me mit dans une école spéciale pour les gens comme moi qui font tout plus vite et mieux que les autres sans toutefois avoir la grosse tête. On ne s’ennuyait pas entre nous, nous pouvions parler de tout, moi ce que je préférais c’était disserter sur Schopenhauer. C’est comme ça que mes parents comprirent que je ne serai jamais ni chirurgien, ni mécanicien.

Je finis mes études supérieures de philosophie à vingt ans. Majeur, mon doctorat dans la poche je me fis embaucher chez Benjamine, la fameuse boite de nuit gay du Marais, et en peu de temps je devins danseuse fétiche travestie sous le nom de « Tutu ». Je ne revis plus mes géniteurs déçus qui se consolèrent en adoptant un perroquet parleur qui très vite prononça de longs mots sans en connaître le sens, et cela les contenta.

Jérémie

Alors vraiment son prénom lui allait bien à celui là, car dans le genre revendicateur il faisait dans le grandiose. J’aurais dit qu’il se répandait en jérémiades de tous ordres comme un spécialiste met l’accent sur ce qu’il connaît. Jérémie c’était toujours du « Moi je pense ceci, je ne trouve pas que cela soit cela, je trouve qu’il faudrait, que tout cela change, que rien ne va, que j’ai raison, que vous comprenez rien à rien vous autres etc. »

Jérémie, nous l’aimions bien au début, il correspondait à ce que nous recherchions nous « Le  mouvement des réfractaires systématiques », mais bientôt il nous dépassa, il n’arrêtait pas de revendiquer alors que nous, mollement, trouvions des voies d’entente avec le pouvoir. Ce gars devenait un trublions parmi notre ordre révoltaire, un extrémiste dans notre démarche revendicatrice, le genre pas syndiqué quand il s’agit de l’être. Incapable de se faire écouter par les instances dirigeantes et peu tolérantes. Manquant totalement de la moindre diplomatie, refusant toute compromission même de bonne aloi, levant le poing pour un rien dans le couloir de la direction.

Son collègue Alphonse, devant son entêtement revendicatif, l’avait surnommé « Jérémiça », et les autres d’ajouter « encore une fois ! ». La vie est dure dans l’administration. Les coups bas pleuvent. Et les coups du haut ne préviennent pas.

Un matin, la direction des ressources humaines lui fit remettre en main propre un document lui précisant qu’il devrait se rendre à un entretien préalable. Quand un entretien est préalable ce n’est jamais bon signe, il est préalable à un coup de pied dans le derrière, à un blâme ou à une retenue sur salaire et si les choses ne s’arrangent pas à un licenciement, après bien sûr quelques entrevues cordiales mais soutenues pour obtenir un agrément qui évitera perte de temps et indemnités.

Jérémie comprit vite qu’un dossier « épais comme ça »  avait été constitué à son sujet depuis belle lurette, et belle lurette c’est comme préalable, ça veut dire ce que ça veut dire. Les délégués syndicaux qui ne pouvaient pas ne pas le savoir étant donné leurs antennes branchées derrière chaque porte décisionnelle, ne lui en soufflèrent mot. Après tout, ce gars c’était un déjanté, un pas sûr, un excité, capable d’inventer une revendication à laquelle ils n’avaient pas pensé. Et ça les délégués syndicaux, qui sont de moins en moins nombreux dans les entreprises et ont bien du mérite quand on sait ce que coûte une cotisation de prolétaire, ça l’imagination revendicative idéaliste, ça les troue. L’augmentation annuelle, la refonte de la grille salariale, les chaussures de sécurité, ce sont des sujets sérieux, mais l’autogestion et la stricte égalité des salaires tous échelons confondus, ce n’est pas syndical, c’est même immoral et totalement passé de mode.

Jérémie se le fit entendre dire, il se présenta seul à l’entretien avec le directeur, défendit mal sa position, s’énerva, essaya de démontrer que personne ne comprenait rien à ses revendications légitimes, qu’une direction dite de gauche devrait bien au contraire soutenir son œuvre socialement imaginative, il tenta de culpabiliser l’ex maoïste soixante-huitard qui servait de directeur des RH, il n’accepta aucun compromis, claque la porte non sans avoir omis de traiter le directeur de « mal b…. », ce qui fit mouche car le pauvre vieil homme n’était probablement plus b… du tout, et s’en fut en lançant, haineux, à la tête de Madame Batavia secrétaire de direction « Et vous quand c’est qu’ils vous virent avec votre face de nonne et votre coiffure pétard ? Tous des planqués… ».

On lui signifia discrètement et en recommandé son licenciement pour fautes, le dossier en regorgeait et l’insulte dernière n’était pas des moindres.

Jérémie, cessa d’un coup ses jérémiades, considérant que le monde ne les méritait pas, s’engagea dans un syndicat de travailleurs agricoles moustachus et écolos, s’acheta un troupeau avec son Codevi, et termina ses jours en engueulant ses moutons qui, bien que proliférant, n’en dirent que « mêêh ».