Billet : Dix ans déjà

Par Alain Kaminski

Ma vieille maman me dit que plus on vieillit et plus le temps passe vite. Personnellement je n’ai trouvé aucune preuve scientifique ni entendu parler d’une quelconque étude attestant du bien-fondé de ce nouveau calcul du temps, de cette nouvelle horloge biologique, mais cela ne m’empêche pas de lui demander chaque week-end : « Alors, maman, quoi de neuf, qu’est-ce que tu me racontes de nouveau ? » Elle me répond toujours que chez elle il n’y a rien de neuf, il n’y a que du vieux.
C’est vrai que dans un peu plus d’un an, elle aura cent ans ! Pas toute jeune assurément.
Alors chaque samedi ou chaque dimanche, chez elle avec mon frère, sur son canapé qui lui aussi n’est pas tout jeune, on refait le monde.
On parle parfois de mon père qui nous a quittés il y a dix ans. Un homme extraordinaire qui n’avait pas d’ennemis, qui parlait à tout le monde, en français avec un accent polonais, en polonais avec un accent yiddish et en yiddish avec un accent qui venait de je ne sais où, bref, il avait toujours cette pointe d’accent, un petit complexe qu’il ressentait me semble-t-il, mais il me manque si cruellement.
Il était tellement épris de la langue de Molière qu’il eût tant aimé la maîtriser. Presque jusqu’à imiter celles et ceux dont la faconde et la rhétorique l’impressionnaient tant. Il alla jusqu’à s’acheter des dictionnaires de synonymes et de citations desquels ils retenaient des formules qu’il plaçait toujours au mauvais endroit et au mauvais moment mais cela ne faisait que renforcer la chaleur d’amitié que ses amis et voisins lui marquèrent au cours des conversations. Il était parfois complexé et effrayé d’avoir écorché certains mots si bien que souvent à la maison, de retour chez lui après son dîner mensuel des anciens déportés, il lançait à ma mère : « Dis-moi Régine, est-ce que quand jé parle le français, on voit qué j’y suis pas né en France ? ».
A force d’entendre tous les mois la même question, elle finit par lui répondre : « Et même quand tu dis rien ! » ! Pas sympa quand même. Mais moi je préférais l’entendre parler avec ce petit accent que j’utilise chaque jour depuis dix ans à un moment ou à un autre dans la journée pour dire tel ou tel mot, c’est mon rituel et ainsi, ils sont toujours présents tous les deux, lui et son accent. Il est toujours là avec sa façon de penser, de me conseiller, de me guider, de surveiller sa petite tribu, enfants et petits-enfants.
Le jour de ses 90 ans, il me disait qu’il en avait 25 ans et « 65 années d’heures supplémentaires », c’était son arithmétique depuis son retour des camps.
Il me quittait quelques mois plus tard, laissant ma vieille maman veuve mais entourée de ses deux fils, de ses quatre petits-enfants et leur conjoint, de ses dix arrière-petits-enfants, un petit clan qui la surveille comme le lait sur le feu en cette veille de Hanouca où aucun ne sera absent, en cette période d’hiver où les nuits tombent dans la journée, en ces moments où nos cœurs se rapprocheront plus que jamais en même temps que nos mains.
Je penserai bien entendu à mon père, à son petit accent qui m’imprégnera en la forme accoutumée, à lui qui est entré, il y a dix ans déjà, dans le panthéon de mon cœur et de mon esprit.