Billet : Qui aurait cru

Par Alain Kaminski

Il y a quelques semaines encore, je ne pensais qu’à ce mois d’avril qui approche, à mon soixante-dixième anniversaire qui s’apprête à me prendre dans ses bras. Les années passent et les enfants nés après la guerre sont des grands-pères qui se souviennent de chaque pensée, de chaque mot prononcé par leurs parents, une façon sans doute de vivre encore avec eux. Ne dit-on pas que nos anciens ne nous ont jamais quittés dès lors que l’on pense toujours à eux . Pour ma part, il m’arrive presqu’au quotidien de penser à mon père jusqu’à prononcer un mot à sa façon et même avec son accent.
J’avais toujours admis qu’il disait vrai, toujours vrai. Mais il y a quelques semaines, j’ai pensé qu’il avait mal vu ou plutôt mal prévu, qu’il n’avait pas, malheureusement, été le visionnaire qu’il croyait être. J’ai pensé à
une phrase magnifique, je l’entends encore me la dire, avec des mots qui me semblent aujourd’hui complétement irréels.
Mon père me disait il y a une bonne dizaine d’années, peu de temps avant qu’il ne me quittât,  que j’appartenais à une génération, la première, qui n’aura pas connu une guerre à sa porte, la première génération 
qui aura la certitude d’un avenir radieux pour ses enfants et ses petits-enfants.
Je lui pardonne, bien sûr, car le soleil ne pouvait que briller pour ces anciens déportés tellement heureux d’avoir reconstruit, d’avoir un fondé un foyer.
Je lui pardonne, bien sûr et eu égard à son grand âge, de n’avoir pas pris la bonne mesure d’un réchauffement climatique qui me laisse perplexe quant au bien-être des générations futures. Pouvait-il imaginer, mon pauvre père, qu’une épidémie allait nous inviter à un bal masqué qui aura duré deux ans, fait plus de 140 000 morts,  et amener nos politiques à nous proposer d’apprendre à vivre avec un mauvais compagnon qu’on appelle un virus.
Enfin, comment pouvait-il imaginer qu’un dictateur russe entouré de ses feudataires tremblotants, allait nous rappeler d’un air cauteleux que la Russie, nation qui se veut demeurer un Empire avec un costume à sa démesure, pouvait sans vergogne
affamer son voisin et en même temps museler tout son peuple. Comme tout despote rêvant d’unir son destin à celui de son pays, espérons que celui-là vacillera sur ses cimes pour finir dans les geôles proposées par la Cour Pénale internationale.
Finalement, comment pourrai-je répondre à mon père sans avoir à lui demander à quelle génération sommes-nous censés appartenir ? Si je pouvais l’informer de tout ce qu’il se passe aujourd’hui, il se retournerait dans sa tombe. Ou bien sa voix me dirait que l’Europe est unie aujourd’hui, plus que jamais,
et que nous pouvons compter sur elle pour éveiller nos consciences, nourrir nos espoirs afin de vivre dans un espace de concorde et de fraternité.
Mon père était tellement optimiste, je suis sûr qu’il pense, là où il repose en paix, qu’un jour une Lumière finira par chasser les ténèbres et qu’elle nous illuminera tous.
En attendant, mettons à profit le jour présent, il faut jouir des bienfaits de la vie sans attendre, la vie est belle avec nos familles, nos amis et nos passions.
Comme nous le rappelait Horace dans ses Odes, Carpe Diem.