Billet : Mots d’antan ou maux de notre temps

Par Alain Kaminski

Dans le mitan des années trente, mon père s’empressait d’apprendre le français dès son arrivée de sa Varsovie natale. Il aimait la sémantique même s’il s’emmêlait les crayons sur des mots, leur signification, que son accent empêchait de prononcer correctement, difficulté qu’il conservera jusqu’à son dernier soupir. C’est peut-être lui, qui sait, qui m’a transmis cet amour des mots, de la linguistique à la lexicologie, de l’onomastique jusqu’à l’anthroponymie. J’aime les mots, leur sens, leur emploi quand ils sont justes et parfaits, quand ils s’entrelacent et dansent pour former une chaîne composée d’anneaux de pur métal.
En l’an 2000, Claude Hagège, le plus grand des linguistes, tirait la sonnette d’alarme dans son excellent ouvrage, Halte à la mort des langues, où il nous apprenait qu’une trentaine de langues disparaissait chaque année. J’avais tout de suite pensé au yiddish, naguère en danger, qui avait bercé mon enfance. Ce n’est que tout récemment, en me plongeant dans les travaux de Claude Hagège, que je fus rapidement stupéfié voire littéralement transi par un coup de fil, c’était Sarah ma fille.
« Papa, t’es free ce soir pour garder les gosses ? » J’attendais déjà une explication au sujet d’un préavis de quelques heures seulement mais la suite arriva aussitôt, « tu comprends, il fait beau et on va se faire un resto avec des copains, on a trouvé un rooftop assez cool ». Sans voix ou presque, j’ai réussi à lui demander ce qu’ils allaient manger sur ce… rooftop assez cool et la réponse n’a pas tardé.  « Tout dépend si on est team viande ou team poisson, bon merci papa mais si la petite elle pleure c‘est pas la peine de te mettre dans un worse case scenario et d’affoler maman, c’est qu’elle a faim ou qu’il faut lui changer sa couche, au fait ramène des couches je crois que je n’en ai plus beaucoup ».
Mes petits-enfants ont 8 ans, 5 ans et 3 mois, et à ce rythme j’ai bien peur qu’ils ne me parleront plus en français dans quelques années, de quoi tomber en pâmoison.
Mais où est ce yiddish qui réunissait toujours à la même table ce qui pouvait être épars ?
En attendant que la nostalgie du français ne me prenne dans ses bras, je me remémore toujours ce moment unique chez mes grands-parents maternels qui ne parlaient qu’en yiddish entre eux. Un jour ma grand-mère glissa à l’oreille de mon grand-père cette phrase inoubliable « Red nicht oyf yiddish, ich meyn dé kinder farsteyn » littéralement ne parle pas en yiddish je crois que les enfants comprennent. C’est vrai que mon grand frère et moi-même nous comprenions tout. Alors nos grands-parents se mirent à parler en français entre eux et c’est à ce moment-là que nous ne comprîmes plus rien.
Décidément, la linguistique jalonne la vie de plusieurs générations, le quotidien de ceux qui nous sont chers, de ceux qui acceptent que le Dakar traverse l’Arabie saoudite et que le Paris-Roubaix parte de Compiègne, mais n’est-ce-pas sans quelques saveurs quand même.
Sans doute faut-il savoir traverser une époque avec désinvolture afin de ne pas rejoindre ceux qui y feraient naufrage. Cette époque, il nous faut la caresser avec sagesse car c’est elle qui préside à
la construction de notre édifice qu’on appelle… la vie.