Billet : Locutions, tournures, elles nous manquent déjà

Par Alain Kaminski

Les jours, les mois, les années passent, les décennies s’écoulent, si vite au point qu’une génération entière, celle d’après-guerre, a déjà un vécu. Elle aura connu celles et ceux qui venaient de loin, de ces mornes plaines d’Europe de l’Est ou de l’autre rivage de la Méditerranée. Un jour viendra où la façon de parler pour certains, une syntaxe hasardeuse pour d’autres, et surtout un accent savoureux ne seront plus qu’une vieille connaissance, une saveur d’antan, une madeleine de Proust. Mais la nostalgie ne doit laisser place à la tristesse. Ces intonations et ces fautes de grammaire, ces barbarismes et ces solécismes, ne doivent que procurer joie et bonheur quel que soit le moment de la journée où l’on pense toujours à ces personnes qui ne sont plus de ce monde où à celles auxquelles l’on souhaite longue vie.
Je me souviens de mon défunt père qui un jour avait très mal aux genoux et arrivait en boitant à la rencontre d’amis anciens combattants. Il me disait d’ailleurs en yiddish « gueb a kik, ich shlept a fiis » soit regarde je traîne la patte. Un de ses amis, issu d’une vieille famille aristocrate de province lui lança : « Alors Léon, tu clopines ? » Mon père me glissa à l’oreille « Vouz octo qué zougt, ich ob… ine copine ? » soit qu’est-ce qu’il a dit, que j’ai une copine ? Magnifique tout cela, ces mots qui ne pouvaient être compris par un vieux juif polonais… clopiner ! J’ai vite traduit pour mon père par « shlept a fiis » finalement c’est bien clopiner. Je l’entends encore me dire : « Fais mieux comme t’entends lé faire mieux » ou bien « fais-en moi un verre du thé » J’aimais lui faire du thé rien que pour entendre la formulation de la demande. Et avant d’obtenir des résultats d’analyses médicales, il me disait « Mé drayté dé kishkès » littéralement ça me tord les boyaux. Presque intraduisible.
Il y a quelques temps, Madame Fella Scher me disait au téléphone : « Méssiers Kaminski, Véné mé vouar, jé vous férai ine keiskich’n (un gâteau au fromage) comme dons votre vie vous né l’avez encore jamais mongeï ». Je passerai bientôt la voir, pour elle, pour le gâteau, mais surtout pour boire ses paroles.
Venant de l’autre côté de la Méditerranée, c’est également le royaume des saveurs. J’avais relevé une curiosité qui m’étonne toujours lorsque je demande quelque chose à ma belle-mère à qui je souhaite une longue vie. Elle me répond toujours « Pourquoi, c’est pas la peine » ou bien « on n’en a pas besoin ». Bizarre tout cela. Je finis par me demander si ma mémoire, qui certes n’est peut-être plus ce qu’elle fut, ne me confirmerait pas que j’avais pas déjà eu droit à ce genre de réponses lorsque je lui demandai la main de sa fille il y a cinquante ans. Mais bon, je continue à lui raconter des choses, d’échanger, et pour me confirmer que mon propos ne l’intéresse jamais, elle me dit « Allez, on s’en fout » ou bien « Et d’où je sais, moi ? ». C’est magnifique et ses phrases assorties d’intonations venues de lointains rivages ensoleillés resteront inoubliables même noyées dans des billevesées et des balivernes. Un scénariste les achèterait au prix fort. Et mon défunt beau-père, au sens inné de la formule, me disait un jour dans un restaurant où je le conviais mais dont le plat venait à tarder pour être servi « Pas grave, il vaut mieux attendre la bouffe plutôt que la bouffe t’attende ». Mon beau-père était comme ses mots, magnifique.
Allez, sachons savourer tous ces dires, toutes ces phrases, toutes ces paroles, elles resteront à jamais notre poésie.