Billet : Dora, je vous aime

Par Alain Kaminski

Je lui avais promis de lui rendre visite. Elle venait de perdre son mari il y a quelques mois, elle a 97 ans.
J’ai sonné à sa porte, chez elle, et j’ai tendu le bras avec un énorme bouquet de roses, j’avais choisi les plus belles. Elle prit le bouquet de ses mains fragiles et je ne voyais plus ce petit bout de femme dont le visage se dissimulait derrière ces roses rouges. On mit ensemble les fleurs dans un joli vase au milieu d’une grande table. « J’va vous faire a café avec les pétits gatoh què jè les fais moua-même, é lè cafè vous lè vouleï avec ène o dè sicres » Elle ne dit pas gâteau ni gatou mais gatoh avec un o qui vient du plus profond de sa gorge et peut-être même de son cœur. Elle était tellement heureuse de passer un moment avec moi mais je ne voulais surtout pas déranger ses habitudes. Elle me répondit avec cet accent yiddish que je dégustais , « Mais vous nè mè dèrongéï pas dè tout, Messiè Kamaynskè, mongéï oncore dè gatoh ». Lorsqu’elle tendit le bras pour approcher la tasse de café, je découvrais un numéro tatoué sur son avant-bras gauche, je prenais le café avec une des dernières rescapées d’Auschwitz, le moment me saisissait d’émotion, il devenait en un seul et court instant historique. Je ne voulais surtout pas lui demander de me raconter l’enfer qu’elle a vécu, elle avait dû le raconter maintes et maintes fois, je lui demandais juste l’âge qu’elle avait quand elle fut déportée. 14 ans me répondit-elle en ajoutant que sa famille entière, sept frères et sœurs, parents, grands-parents, tous avaient été massacrés dans sa petite ville de Garbatka près de Radom. Battus à mort puis brûlés, précisa-t-elle, en baissant les yeux.
Dora est une femme délicieuse qui m’emporte et nous avons entamé une longue conversation, je ne voulais plus la quitter et je sentais qu’elle voulait parler et parler encore quand soudain elle me demanda un immense service. « Messiè Kamaynskè, vous qui connaisséï beaucoup dè monde, ma fille elle è dèvorcéï, elle è belle, elle è intelligeonte y très instrouite, jè voudréï avont dè m’on alléï définitivémon, què vous trouvéï quelqu’un dè bien por elle »
Elle m’a montré des photos de sa fille, des photos qui datent de trente ans. Je lui fis remarquer que ces photos devaient être anciennes quand même. « Voui, me répondit-elle, mais elle n’a pas chongéï di tout, elle est restèï lé même, elle est brine, elle est mince, c’est ène merveille è si vous trouvéï quelqu’un, il séra très hèreux avec elle, c’est tout cé qué jé demonde, quelqu’un dè bien pour ma fille, faîtes ça pour moua Messié Kamaynskè, et pour mon mari què ’il vous apprécièï beauco ».
Je ne savais plus quoi lui dire, je ne m’attendais pas à me trouver dans une telle situation, chaque mot que j’aurai pu prononcer pouvait  la mettre dans une situation de tristesse ou d’inquiétude.
Sa requête avait l’apparence d’une dernière volonté. Comment peut-on ne pas respecter une dernière volonté ? Je lui promettais simplement d’avoir bien compris ce qu’elle me demandait, ajoutant qu’il se faisait tard, qu’il y avait beaucoup de circulation et qu’il fallait  que je rentre chez moi. Elle me raccompagna à sa porte puis marqua un temps d’arrêt, me regarda dans les yeux et me répéta « Faîtes ça por moua ». Je ne trouvais plus de mots, une soudaine rupture de stock de vocabulaire en quelque sorte. Alors je lui ai dit « je vous le promets ». Elle m’embrassa, m’enlaça pour me dire au revoir. 
Je ressentis quelque chose de fort, l’impression que je venais d’entrer dans le panthéon de son cœur.