Billet : Gémissons, gémissons mais espérons

Par Alain Kaminski

J’étais très honoré, très fier, je pensais à mon défunt père qui m’avait quitté il y a douze ans quelques semaines après avoir été promu au grade d’officier dans l’Ordre de la Légion d’Honneur sur le contingent des déportés et internés de la Résistance. Il était tant attaché à la transmission, lui qui ne manquait aucune commémoration, aucune cérémonie officielle et que j’accompagnais si souvent. 
J’étais ému en apprenant que j’avais été proposé pour être membre du jury du CNRD, le Concours National de la Résistance et de la Déportation, organisé chaque année par le Ministère de l’Education nationale et de la Jeunesse. Je me rendis ainsi, dès potron-minet, dans un collège de la région parisienne, reçu par le principal, par le représentant de l’Académie, et un bataillon de professeurs d’Histoire. On m’installa et me confia un pile de copies à noter, j’avais des classes de 3ème et de 1ère  avec pour sujet le lien entre le régime de Vichy et l’école. Les élèves avaient été formés sur le thème par leurs professeurs pour préparer ce concours, pour se documenter et nourrir au mieux leurs réflexions. On m’avait prévenu que le fond des sujets traités devait l’emporter sur la forme, façon élégante de m’expliquer qu’il ne fallait pas s’offusquer d’une syntaxe douteuse et d’une orthographie hasardeuse.
La méthodologie était très simple, il me fallait cependant bien intégrer que les copies des 3èmes étaient celles d’adolescents âgés de 14-15 ans et celles des 1ères de jeunes de 17-18 ans. Soit.
Aussi, mon outil de travail était une grille d’évaluation qui s’appuyait sur sept critères, le respect du sujet, la situation historique, la réflexion, la sélection des informations, la maîtrise de la langue, l’originalité du travail et la proposition d’une ouverture citoyenne. Quant à la notation, A pour une maîtrise excellente, B pour une maîtrise satisfaisante ou très satisfaisante, C pour une maîtrise fragile et D pour une maîtrise insuffisante, le tout conclu par mes remarques sur le travail. Après avoir signé une autorisation d’enregistrement et d’utilisation de mon image et de ma voix sur ce beau document à en-tête dudit ministère, je me mis au travail pour une journée pleine interrompue par un plateau repas.
Mais au fil de la journée et de mes découvertes, la stupéfaction me prit dans ses bras jusqu’à faire fi de ma propension à la bienveillance. Les fautes d’orthographe inondaient les copies, les pluriels disparaissaient régulièrement, les accords étaient désaccordés, la langue rarement maîtrisée et me revenait sans cesse l’image de mon institutrice de CM2 de mon école communale de la rue Jomard à Paris, Madame De La Perrière, qui nous prévenait qu’elle n’autoriserait pas le passage en 6ème si on faisait des fautes d’orthographe. Si bien que nous n’en fîmes plus à la fin de l’année scolaire ! Mais c’était il y a soixante ans, une autre époque me direz-vous.
Puis je découvris en cette fin avril 2023 l’existence du « Maréchal pétin » et du « Général de gaules ». Je lus qu’au début de la « deuzième guerre mondiale, c’était l’allemagne qui battait la france et qu’à la fin c’est la france qui avait battu l’allemagne ». Et les noms propres, les pays, avaient perdu au passage leurs majuscules. J’ai appris que les plaques commémoratives apposées sur les façades des écoles rendaient hommage aux enfants « victimes des bombardements ». Quant à l’école, elle était parfois écrite « écolle », que la « chanson » du régime de Vichy,  Maréchal nous voilà, était remplacée par la Marseillaise et que Charles de Gaulle était le « remplaçant » du Maréchal Pétain. A la faveur d’une autre copie, je découvris que le Maréchal avait « renvoyé à la maison le personnel féminin de l’enseignement pour parer à la baisse de la natalité ». Impressionnant.
Enfin, une autre copie m’apprenait qu’au Mont Valérien, on avait fusillé des résistants… « par décapitation ». Stupéfiant. Aussi, le texte de quelques copies se terminait par la phrase « excusez-moi, je n’ai plus assez de temps pour continuer… ». Surprenant.
Mais vint tout de même le réconfort de quelques copies satisfaisantes, de classes de 1ère, éloignant celles de tant de pierres brutes mal dégrossies. Je terminais donc ma journée quand, à ma grande surprise, un travail admirable arriva sous mes yeux. Un très beau texte dans un style narratif qui suscite l’émotion, une concordance des temps qui vous plonge dans le récit, le statut des juifs – enfin – qui explique l’exclusion d’enseignants et l’arrestation des enfants en classe, mais également des enfants cachés par des enseignants.
Un véritable journal qui cochait toutes les cases, j’inscrivis la lettre A, celle d’une maîtrise excellente. Mais à mon tour il me fallut apporter mes remarques, difficulté qui m’obligeait presqu’à me noter moi-même.
Noter que j’étais fier de ce travail ? C’eût été inadéquat car il ne s’agissait pas de noter mes propres sentiments.
Dire que c’était un sans-faute, c’eût été inadapté car il ne s’agissait pas d’un gymkhana.
Alors j’écrivis quelques mots, pas très professoraux certes, mais dictés sur le moment par une certaine sensibilité dont je ne pouvais me départir.
« Très beau travail, construit avec force, sagesse et beauté »