Billet : La grande histoire et les autres
Par Alain Kaminski
La Journée Nationale des Victimes de la Déportation se déroule chaque année le dernier dimanche du mois d’avril, une date retenue en raison de sa proximité avec la date anniversaire de la libération de la plupart des camps. Aussi parce qu’elle ne pouvait se confondre avec aucune autre célébration nationale existante.
Bien que le dernier dimanche d’avril soit toujours proche de la date de mon anniversaire, tombant parfois le même jour, je ne manquais jamais d’être aux côtés de mon père lors de ces cérémonies de commémoration où il retrouvait souvent ses camarades de misère qu’il fréquentait régulièrement depuis la libération des camps, au sein d’une association d’anciens déportés.
A l’issue de l’une d’elles, je raccompagnais mon père chez lui et au bout de quelques minutes, nous nous fîmes arrêtés par un fonctionnaire de police qui avait relevé que mon vieux père n’avait pas attaché sa ceinture de sécurité. Effectivement, mon père ne l’attachait jamais mais cette fois-ci il s’entendit formuler : « Monsieur, vous n’avez pas attaché votre ceinture de sécurité, je vais me voir contraint de vous verbaliser. Pourriez-vous me présenter vos papiers d’identité, s’il vous plaît » ?
Belle syntaxe avant celle qui allait suivre car à cet instant mon père lui répondit : « Mais Méssier l’agent, jé né lé pas attaché parcé qué jé manque du souffle, j’ai la lettre du médecin de la Commission de la Réforme qui dit qué j’ai avalé la poussière dans le camp, qué jé suis révénu du camp avec les bronches rongées par la poussière et qu’elles ont provoqué ine insiffisance respiratoire dé 44%. Voilà jé vous montre ma carte du grand invalide de guerre, ma carte du déporté, ma carte du handucapé, ma carte de la station debout pénible, ma carte de double barre qui dit que jé suis invalide à 100% pliss 24 dégrés, je suis à la fois un grande invalide et un grande handucapé ».
Moi, je me suis cru en cet instant sur le plateau de tournage d’un film, la situation étant devenue tellement ubuesque, je redoutais d’être pris d’un fou rire et si mon père manquait effectivement de souffle, j’essayais pour ma part de retenir le mien. Le fonctionnaire de police finit par dire à mon père : « Allez, rangez-moi votre album de cartes et circulez ! ». Nous poursuivîmes alors notre route pendant que mon père tenait à me prouver qu’il avait obtenu l’indulgence du fonctionnaire de police à la faveur de la clarté de ses explications.
Cette scène me revient chaque année en cette fin de mois d’avril.
Les rescapés des camps sont des passeurs de mémoire, mais de plus, leur vie au quotidien est parsemée de la petite histoire, celle qui nous vient d’un autre temps, d’un autre monde, celle qui fait qu’ils nous manquent si cruellement. Dix ans après la disparition de mon père, je n’arrive pas à trouver une seule journée où je ne pense pas à lui, à un moment ou à un autre.
Que la mémoire des déportés soit bénie, que le souvenir des rescapés de la déportation ne nous quitte jamais.
Publié dans Actualité Juive n°1596 du 22 avril 2021
Merci Alain pour ce billet. Nous aimions tous beaucoup ton père. Nous gardons de lui un souvenir impérissable.
Bien à toi. Guy.
Merci Alain pour cette si jolie histoire qui nous ramène vers le passé et la musique de la langue pratiquée par nos aînés qui s’est éteinte et qui reste à jamais gravée dans nos oreilles.