Billet : Tranche de vie de La Hala Mirowska
Par Alain Kaminski
C’est dans le quartier de Mirow à Varsovie que se trouve encore la Hala Mirowska, ce bâtiment imitation Baltard, bizarrement reconstruit, où se tenait avant la guerre un grand marché couvert. Des varsoviens juifs et chrétiens y faisaient commerce à l’intérieur de la halle et tout autour également, les premiers très spécialisés dans la chapellerie, le textile, le linge de maison, les autres souvent dans l’alimentaire et plus particulièrement la charcuterie, une grande spécialité polonaise.
Bien entendu, les juifs se méfiaient toujours des chrétiens, lesquels étaient ivres d’antisémitisme dès leur arrivée dans la halle en affublant leurs voisins de « glowa ropuchy » littéralement tête de crapaud en polonais.
Mon père, jeune ado à l’époque, venait souvent donner un coup de main à son grand-père, petit marchand ambulant d’oreillers et de « ébèbètes », des édredons en yiddish. Il me racontait qu’il ne se passait pas une matinée sans une dispute entre juifs et chrétiens. Ces derniers portaient des noms d’apôtres, Matuszewski pour Mathieu, Marcyk pour Marc, Lukaszewski pour Luc, Pawlak pour Paul, Piotrowski pour Pierre, Tomczak pour Thomas, ces apôtres naguère missionnés pour prêcher l’amour de son prochain mais ceux-là semblaient plutôt certifiés voire même agrégés d’antisémitisme.
Quelques décennies plus tard, dans le mitan des années soixante, j’entendis avec mon père sur un marché d’Ile-de-France, un certain Tomczak, petit-fils de charcutier varsovien, charcutier de père en fils depuis sept générations, dire : « Allez-y Mesdames, y’a pas de sang juif dans mes boudins ».
A mon immense surprise, mon père ne s’en fut pas offusqué du tout car ce slogan, il le connaissait bien depuis la Hala Mirowska et il lui rappelait sa jeunesse, ses souvenirs avec son bien aimé grand-père disparu dans le ghetto de Varsovie ou à Treblinka. Ce slogan avait semblé pour mon père être un mal pour un bien, l’image de son grand-père lui était revenue, me dit-il, et c’est ce jour-là qu’il se mit à me raconter son grand-père.
Chez les Tomczak apparemment, on gardait la même façon de servir sa clientèle, la même façon de vanter ses produits, une véritable marque de fabrique, un patrimoine professionnel.
Je me rends toujours dans cette Hala Mirowska quand je me trouve pour des raisons diverses et variées à Varsovie et je pense à mon bisaïeul Mendel Kaminski que je n’ai pas connu bien entendu. Mais ce n’est que récemment que j’ai appris la raison pour laquelle il avait fait faillite, lui qui confectionnait lui-même avec amour ses oreillers et ses « ébèbètes » avec des plumes d’oie qu’il achetait par balles entières à des fournisseurs en qui il avait une confiance totale. Ces derniers, œuvrant dans la filière plumassière, étaient très spécialisés, ils livraient Mendel Kaminski mais aussi les chapeliers qui utilisaient les plus belles plumes pour garnir les plus beaux couvre-chefs des varsoviennes fortunées. Mais l’un d’entre eux se mit subitement, pour des raisons qui resteront totalement inconnues, à fournir des balles de plumes de piètre qualité, des plumes pourries et les édredons devinrent « raplapla », ils n’assuraient plus la rigueur des hivers polonais, ils finirent même par sentir le moisi. De plus, l’humidité, le fameux wilgoc en polonais, avait imprégné tout son stock. La réputation de mon bisaïeul s’en trouva fort ternie, cette belle image de marque qu’il avait soigneusement entretenue pendant des années s’en trouva définitivement écornée.
Ce n’est que très récemment que j’ai retrouvé Bernard, l’arrière-petit-neveu de ce fournisseur indélicat, au cours d’un voyage puis lors de réunions entre amis. Mon frère et moi lui avons immédiatement demandé des comptes en lui apprenant la faillite de Mendel Kaminski à la Hala Mirowska mais cet arrière-petit-neveu, parfaitement au courant du métier de son ancêtre, a d’emblée décliné toute responsabilité après nous avoir rappelé que l’affaire datait de 1935 et qu’il y avait prescription. C’est vrai que l’affaire était ancienne, qui pouvait en disconvenir ? De plus, elle concernait des personnes que nous n’avons même pas connues, ni lui ni nous. Mais mon frère et moi-même étions décidés de ne pas en rester là et notre insistance a quand même fini par payer.
Nous avons obtenu réparation du préjudice à la faveur d’un plaisir inattendu et qui n’a pas de prix, celui de parler de nos anciens, de les faire revivre, de les avoir parmi nous, et même de les aimer.
Mon cher ami,
Il est vrai que les chemins se croisent parfois et on aimerait que ceux qui ne sont plus là puissent rectifier certaines idées reçues…
J’ai demandé pour les 80 ans de mon père, Mojzesz Majer d’écrire ses mémoires, nous avons appelé ça « les Choses de la Vie ».
Un des paragraphes du livre de mon père, parle justement de cet ancêtre en Pologne… Je te laisse découvrir ce passage…
« Paragraphe sur certains membres de ma famille.
J’avais un cousin Bolek Papier, d’un an plus jeune que moi, nous étions très proches. Ses parents avaient une poissonnerie dans les halles de Varsovie. Souvent pour le chabbat, nous étions invités chez eux, et je me souviens que lorsque mon oncle parlait, ses dents jouaient des castagnettes !!!
Mon cher Bernard, je voudrais te parler d’un oncle.
Lajbele, un frère de ma mère.
Parmi la douzaine de frère et sœur, ma mère était l’aînée des sœurs, et le numéro deux de la série, et en tant que telle, elle secondait sa mère et la remplaçait pour cause d’accouchement répétitif.
L’aîné des frères, Alet Joseph, Hélène Wortrajch était le nom de jeune fille de ma mère.
Donc mon oncle Lajbele et sa femme vendaient des volailles aux halles.
Un jour pour préparer une fête, ils ont reçu par le chemin de fer un arrivage d’oies.
Mon oncle pour éviter des frais de transport, a dû conduire à travers les rues de Varsovie son troupeau, jusqu’aux halles…
Il s’est fait arrêter par la police et a reçu une amende à laquelle il n’a pas répondu, ce qui l’a conduit devant le tribunal.
Comme il n’avait pas déclaré qu’il travaillait, il a dit que c’était un service bénévole qu’il rendait en conduisant le troupeau d’oies à travers les rues de Varsovie.
Alors le juge lui demande comment il fait pour gagner sa vie.
Mon oncle lui répond : “ich draj meeh” (je me tourne)
Le juge lui répond que s’il se tourne il ne gagnera pas sa vie.
Mon oncle a répondu que s’il se tourne autour du juge, alors il gagnera sa vie ! Authentique ! »
Cher ami, comme tu pourras le constater, l’oncle de mon père, Lajble, livrait des oies vivantes, avec des plumes vivantes, et si ton bisaïeul Mendel Kaminski a fait faillite, c’est qu’il ne savait pas conserver les plumes, celles que l’oncle de mon père lui avait certainement vendues était des plumes vivantes…
Donc, nous n’acceptons pas ce litige commercial.
Fraternellement,
Bernard Lament