Billet : La marche biblique de Regina Letzt

Par son fils Alain Kaminski

Le 31 mai 2023 mon frère et moi étions réunis chez notre mère pour fêter son anniversaire, et ce n’était pas n’importe quel anniversaire, elle a eu 100 ans ! Ce fut l’occasion de se souvenir que celle qui depuis des années quitte rarement son domicile hormis les visites chez le médecin fut autrefois une grande voyageuse, et si certains voyages sont synonymes de dangers d’autres ont pu en revanche sauver des vies. Son voyage en Italie fut de ceux-là et sans lui nous n’aurions pas mon frère et moi soufflé ces bougies ensemble. Ce billet pas comme les autres sera l’occasion de raconter une histoire bien méconnue.

Notre maman est probablement l’une des dernières qui était là-bas, adulte déjà, en ce temps hivernal de septembre 1943. Regina Letzt était de ceux-là à Saint-Martin Vésubie, avec ces centaines de réfugiés juifs qui espéraient gagner l’Italie et qui ont traversé les Alpes à pied, dans la neige car le col de Fenestre était à 2500 mètres. Ils fuyaient, traqués par les Allemands qui occupaient déjà les flancs de montagne défendus par les résistants italiens et une armée italienne opposée au fascisme. La marche était biblique.
Mais la débâcle italienne n’a malheureusement pas permis le sauvetage de tous ces juifs qui seront arrêtés dans la région de Coni, déportés au camp de Borgo San Dalmazzo puis acheminés vers Auschwitz. Mais quelques familles réussirent à passer au travers des mailles d’un filet allemand qui encerclait la région. Les juifs gravissaient à pied ces hauteurs alpines, parfois avec des sacs de poivre qu’ils dispersèrent derrière leurs pas pour réfréner le flair des chiens qui accompagnaient leurs poursuivants.

De gauche à droite : Rachel et Menahem (les parents) et Salomon Letzt (le jeune frère) sur le col de la Finestre en Italie, le 10 septembre 1943

Ces familles juives avaient trouvé refuge chez des paysans italiens, installées par la Résistance locale et des prêtres au nom de l’amour de leur prochain. Regina Letzt, son père Menahem qui s’accommodera plus tard du prénom de Marcello, sa mère Rachel  et son jeune frère Salomon, après avoir dormi dans les bois, dans les granges, après avoir affronté le froid, ont pu rejoindre la commune de Valdieri puis, munis de cartes d’identité italiennes fournies par les résistants italiens, descendirent sur Bologne puis Rome après un court séjour dans un monastère où l’abbesse avait menacé d’envoyer en enfer les novices et les moniales qui dénonceraient cette famille juive.

Carte d’identité italienne au nom de Regine Letzt
Carte d’identité italienne au nom de Regine Letzt

A Rome, c’est un certain Pierre Peutel, plus connu sous le nom de Père Marie Benoît, un moine capucin qui avait déjà sauvé tant de juifs, qui les attendait avec amour et bienveillance. En l’Eglise Saint-Louis-des-Français et avec le soutien inconditionnel de Monseigneur André Bouquin, il allait organiser l’hébergement de la famille Letzt au 5 via Condotti, leur assurer de quoi vivre, avec l’aide de son ami le banquier Angelo Donati, installé à Genève, issu d’une vieille famille juive de la  bourgeoisie de Modène et installé en Suisse.
Père Marie-Benoît fit de nombreux allers-retours entre Rome et Genève. Il se fit arrêter plusieurs fois par la Gestapo et fut retenu dans des conditions que l’on imagine mais sa personnalité lui permettait à chaque fois de retrouver sa liberté. Père Marie Benoît, Juste parmi les Nations, fut un homme hors du commun, il sauva des milliers de juifs et déclara à la fin de sa vie « j’aime les juifs de tout mon cœur, ma mission était de les sauver ».

Journal intime rédigé durant sa fuite en Italie

Regina Letzt est sans doute une des dernières à pouvoir témoigner, à pouvoir raconter, avec sa mémoire et son journal intime qu’elle rédigea chaque jour dans l’inconfort de ce mois de septembre 1943 qu’elle vécut il y a maintenant quatre-vingts ans.  Elle était sur les parvis de cette grande synagogue de Rome quand elle vit les Allemands y pénétrer à cheval pour en faire une écurie. Elle était sur les parvis de cette même synagogue quand Rome fut libérée, quand les juifs quittèrent la clandestinité et voulurent y entrer pour prier. Les portes étaient closes mais Père-Marie Benoît arriva, il en avait les clefs.
Regina Letzt, veuve Kaminski, grand témoin et peut-être un des derniers témoins de cette épopée, de cette marche biblique, a eu 100 ans ce 31 mai 2023.
Ironie de l’Histoire, Letzt en yiddish signifie… le dernier.