Champ libre : Scène de folie parisienne
Par Rosette Birkan
Pressée par le temps, je marchais ce matin-là d’un pas rapide le long du trottoir ombragé, cherchant
à éviter la brûlure du soleil déjà haut dans le ciel. Arrivée à hauteur de la rue du Rocher, je
remarquai au milieu du flot des passants, une femme à l’arrêt, portable à l’oreille, qui conversait
fébrilement. J’allais la dépasser lorsque, soudain, j’aperçus à ses pieds une forme recroquevillée qui
gisait au sol : la vision dantesque d’un homme, couché sur le côté, vêtu seulement d’un pull en
haillons, fesses et jambes nues d’une maigreur extrême, recouvertes de croûtes et d’excréments
séchés, s’offrait au soleil. Un de ses bras cachait son visage. Etait-il vivant, juste endormi ? Ivre ?
Malade ? Mort ? Impossible de le savoir à moins de le toucher, ce que personne n’osait faire.
L’homme ne bougeait pas.
A une distance d’un mètre environ, les clients d’un café, assis à la terrasse, prenaient tranquillement
leur petit-déjeuner, buvant leur café, devant ce spectacle insoutenable.
J’avise la jeune femme et, joignant le geste à la parole, je lui dis :
« – J’appelle le Samu social, c’est le 115,
– Ils ne répondent pas…
– Alors, appelons les pompiers, ils arriveront rapidement,
– Non, parce que je leur ai précisé qu’il s’agissait d’un S.D.F. et ils ne se déplacent pas dans ce cas.
Ils me conseillent d’appeler le Samu social… », m’explique-t-elle sur un ton désenchanté.
Nous essayons l’une et l’autre d’obtenir à nouveau le Samu social. Un disque – bouclier protecteur –
égrène en français et en anglais toujours la même litanie. Personne au bout du fil. La jeune femme
se propose d’aller chercher un peu d’eau dans le café lorsque, brusquement, la forme au sol s’agite,
se relève d’un bond, nous dévisage d’un regard perçant et nous tourne le dos. Regard saisissant, d’un
bleu intense, transparent, lumineux comme le soleil, à l’opposé de ce corps abîmé et sale. D’un geste
ample, l’homme ôte ce qui lui reste de vêtement, le laisse tomber à terre et s’éloigne à grands pas sur
ses jambes squelettiques. La silhouette au torse amaigri, aux fesses nues et décharnées, dans son
plus simple appareil, a disparu à l’angle de la rue.
La vision dantesque s’était évanouie comme elle était apparue, dans l’indifférence totale des
passants. Folie des personnes assises au café devant le spectacle d’un homme à terre, nu, avec pas
même une feuille de journal ou un chiffon jeté sur lui pour couvrir sa nudité.
Nous nous regardons en souriant, d’un air de connivence la jeune femme et moi : il n’y avait plus
rien à faire, cela se terminait bien. Avant de nous séparer, elle me confie : « A Nantes, j’ai travaillé
au Samu social ». Une bonne personne.
A l’angle de la rue du Rocher et de la rue Laborde, on distingue à peine, sur le sol, un chiffon, un
vieux vêtement abandonné.