Billet : Nos yiddishé boubès
Par Alain Kaminski
Je vous l’assure, s’il avait été yiddishiste, Marcel Pagnol aurait rejoint ces deux grands écrivains au prix Nobel de littérature ayant écrit dans une langue non officielle de leur pays, Frédéric Mistral en langue occitane en 1904 et Isaac Bashevis Singer en yiddish en 1978.
C’était dans le mitan des années 60, dans un salon de thé de Menton.
Lequel ? Mais elles se sont faites virer de partout.
Escartefigue, Panisse, César et M.Brun, c’était ma grand-mère Rachel Letzt, la Kargeman, la petite Nachélè et Madame Rimel. Elles ne jouaient pas à la manille mais au rami. Parfois, Madame Rimel était remplacée par une Madame Bernard, très snob parce qu’elle vivait dans un bel immeuble du bord de mer et qu’elle était veuve d’un riche ferblantier. Son vrai nom ? Nieszczęśliwy, miséreux en polonais, et prononcez comme vous voudrez.
Rachel Letzt, littéralement le dernier en yiddish, ne supportait pas la lenteur de ses copines. Elle s’énervait, devenait toute rouge, et lançait « nou shpill shoïn, dé médame Barnart, hob nichht ka guidil » joue déjà la madame Barnart, je n’ai plus de patience. Ou « nem a kouote shoïn, far vouz a halbéchtounde tsi nemem a kouote » prends une carte déjà, pourquoi une demi-heure pour prendre une carte. Ma grand-mère n’en pouvait plus.
La Kargeman, littéralement homme radin en yiddish, venait avec son sachet de thé pour que son thé ne soit pas trop fort et bien entendu ne voulait pas payer pour recevoir seulement de l’eau bouillante. C’est à cause d’elle qu’elles se faisaient virer de partout. Ma grand-mère lui lança un jour : « Di Bist takish a kargué » t’es vraiment une radine. La Kargeman lui répondit : Hak mir nichht keyn tchaïnik, littéralement ne fais pas claquer la bouilloire mais au sens populaire, fous-moi la paix. La petite Nachélè, toute douce, mais d’ailleurs pourquoi la petite Nachélè, le suffixe yidddish lè veut déjà dire petit alors la petite Nachélè c’était deux fois petit ? Elle s’appelait Singer comme les machines à coudre mais cela signifie chanteur en yiddish, et elle sifflotait tout le temps, ça énervait les autres. Aussi, elle jetait toujours des 2 comme si elle n’avait reçu que des 2 à la distribution. Ma grand-mère lui lançait : « noch a tszvaïélé, ost nicht a underè kouote tzi mir guei’bm ? » encore un petit 2, t’as pas une autre carte à me donner?
Madame Rimel, fardée à outrance, transpirait énormément. Ancienne actrice de théâtre en Allemagne, elle était capable de ne pas bouger pendant des heures, on aurait dit qu’elle sortait des réserves du musée Grévin. Avec le profil de Louis XVI, les mêmes dimensions en hauteur et en largeur, c’était le cylindre parfait, un tronc. Elle transpirait tellement que Léo Ferré, natif de la région, avait sûrement dû la connaître quand il écrivit « t’as le rimmel qui fout l’camp » en y ajoutant jolie môme. Ces parties de cartes étaient pour moi à la fois un petit spectacle et une initiation au yiddish en temps réel sans savoir qu’un jour, dans ma vie, j’aurai le sentiment d’avoir vécu l’exceptionnel. Sous la table, des paires de chaussures car souvent elles ôtaient leurs chaussures, elles avaient les pieds qui gonflaient quand il faisait chaud, mais malheureusement, au moment de rentrer, elles ne rentraient plus dans les chaussures. Alors on entendait Madame Rimel « Oy vay mané fyyss » Oh là là mes pieds ou « Ich darf tsi guayn tsi dé pidikire » je dois aller chez la pédicure. Elle avait une sorte d’horribles chaussures orthopédiques qui ne ressemblaient ni à des chaussures, à vrai dire à rien mais elles permettaient sans doute à ses doigts de pied de se chevaucher en toute liberté.
Un jour, la Kargeman, profita du miroir mural au dos ma grand-mère pour regarder ses cartes et ce fut la dispute « Far vouz di gueïb a kik auf meine kouote », pourquoi tu regardes mes cartes ? La Kargeman lui répondit « Auf deine houlem ich gueb a kik ! » Dans tes rêves je regarde ! Et ça braillait tout le temps jusqu’au jour où, à la Potinière sur la croisette, le patron vint leur dire : Mes petites chéries, faudra peut-être renouveler les consommations parce que moi je dois faire tourner la boutique alors mes cocotes qui braillent en allemand tout l’après-midi avec des verres d’eau bouillante, ça fait pas fortune tout ça…
Ma grand-mère, à ma grande surprise, se mit à défendre le quatuor, avançant que sa cousine Bopcha Kluger à Tel-Aviv arrivait chez le coiffeur avec les cheveux mouillés, juste pour la mise en plis. Les quatre joueuses étaient une fois de plus dehors et seul leur âge avancé leur permit une exfiltration en douceur. Puis, d’estaminet en estaminet, elles finirent par trouver un petit café dans un village de l’arrière-pays, Monti, dont les habituées étaient principalement des coccinelles et des guêpes mais qui était bien content de voir du monde.
Ces moments sont devenus inoubliables. Les fantômes de Panisse et Escartefigue, de Cesar et M.Brun rôdaient au-dessus des têtes de nos yiddishé boubès, nos grands-mères.
Parfois les époux ou les compagnons les accompagnaient, jouaient à la belote, on entendait « bélote und rébélote » avec Sztanke qui lançait « mir darf nicht red’n ven mir spill ! » on ne joue pas à la parlante, et Nasielski qu’ils appelaient « dé communist » ! Mon grand-père tenait ses cartes à l’envers pour ne pas que ses partenaires les voient. Comment les voyait-il lui-même, du pique à l’envers, le 9 à la place du 6, une énigme qui me taraude l’esprit encore aujourd’hui.
Parfois, tous ces personnages hauts en couleur se réunissaient en leur domicile respectif, au moment des fêtes en particulier, pour des agapes on ne peut plus fraternelles. Chacun y allait du curriculum vitae de ses enfants, « mein zin iz dé besséré doctor », mon fils c’est le meilleur docteur, « mein tortè iz yets a groïssé advocate », ma fille est maintenant une grande avocate, bref à chaque fois la même planche déjà bien burinée. A la fin du repas, on entendait toujours la même phrase inscrite dans un rituel immuable, « mit a guit gizint far al dé michpouché », avec une bonne santé pour toute la famille.
Dé Madame Barnat, Madame Rimel, la Kargeman, la petite Nachélè, je n’avais que dix ans, on me parlait en yiddish sans penser un seul instant que ma langue maternelle était quand même le français.
Elle était drôle ma grand-mère. Parfois au coucher, elles mettait des gros bigoudis brosse avec une espèce de pique plantée en travers, de quoi crever les yeux de mon grand-père en lui faisant un câlin. Et quelquefois un filet sur le tout, on était vraiment loin de la gravure de mode avec ses cheveux d’un violet argenté quand sa voisine Madame Koplewicz, ancienne coiffeuse avant la guerre au look d’Yvette Horner, venait de lui faire… un rinçage.
Et dire que ces petits bouts de bonne femme me manquent tellement…
J adooooore ! J adooore !
J ai l impression d y etre. C est juste, c est tendre, c est drole,! J ai envie d en rire et d’en pleurer. Je crois les entendre et les voir . Merci !
Que de souvenirs ! J’ai bien connu Mme Rymmel, cette souriante dame bien mise de sa personne, plutôt corpulente, les parties de rami au café La Potinière qui ont été limitées ensuite de 15 à 17h pour les irréductibles de la Potinière.
Mme Rymmel, au demeurant excellente cuisinière, nous avait un jour reçu chez elle dans son appartement meublé en style Louis XVI et nous avait confectionné d’excellents
« boubele » pour « Païsseh ».
Par ailleurs, c’était la grande mode des rinçages et tous les cheveux blancs étaient transformés en couleur violette.
Monti. Le café dans la montagne où l’été toute cette petite communauté se transportait pour y goûter un peu de fraîcheur. On abandonnait alors La Potinière aux jeunes estivants.
C’était un monde haut en couleurs qui n’existe plus et qui a tellement marqué notre jeunesse.
Merci Alain pour nous avoir si bien remémoré tout cela !
Merci Alain; ta façon d’écrire, tes évocations me donnent à la fois envie de rire ,et aussi de pleurer, tellement cela réveille d’émotions en moi.
A quand un livre dont nous pourrions tourner les pages en nous rappelant tous ces souvenirs.
Amicalement;
Merci Alain pour ces portraits hauts en couleurs.
Pour un peu, j’ai l’impression de remonter le temps, quand petite fille j’écoutais parler les amies de ma boubelée maternelle. Tandis qu’elle tirait l’aiguille, là, dans l’atelier, sur fond de machine à coudre Singer activée par mon grand-père, tailleur pour homme, ces dames devisaient dans une langue inconnue de moi, voire dans un francais “aux drôles d’accents”. Il arrivait qu’elles s’extasiaient avec fierté, sur un tel, ou un tel, annonçant qu’il était juif. Et chacune y allait de ses commentaires, tandis que mes yeux s’arrêtaient sur la couleur carmin qui rendait plus fines encore, les lèvres de ma Lezer.