Portrait : Salomon Selcer (1910-1992)
Par son fils Dominique Selcer
Salomon Selcer naquit le 16 mai 1910 à Ozarow, bourgade de l’Est de la Pologne sous domination russe.
Ses parents étaient très observants ainsi que l’ensemble de la famille de sa mère née Sura Rochwerg, laquelle avait cinq frères. Son père, cadet de sa mère de quatre ans s’appelait Abraham Icek Zelcer, devenu Selcer. Il était tailleur de pierre.
Salomon (Schoïmé) fut élevé dans la tradition juive la plus stricte. Il eut une sœur, Ida, de trois ans sa cadette.
Shloïmé ne parlait et n’écrivait qu’en yiddish et n’eut quasiment aucun contact avec le monde chrétien polonais local, la ville d’Ozarow était à cette époque juive en quasi-totalité.
La misère et la pauvreté étaient présentes en permanence dans toute la bourgade et rares étaient ceux qui mangeaient vraiment à leur faim. Shloïmé racontera plus tard que pour se nourrir, il approchait les chèvres des paysans d’alentour, buvait le lait à leurs pis en s’assurant de l’élasticité de leurs trayons si bien qu’une grande affection pour nos amis caprins ne le quitta jamais.
La situation s’aggrava avec le début de la première guerre mondiale et il ne se privait pas de raconter avec une tristesse non dissimulée ce jour où les cosaques firent irruption dans le village pour massacrer femmes et enfants. Il évoquait avec moult détails ce moment où il avait dû se cacher plusieurs jours dans un puits pour leur échapper.
En revanche, lorsque les Allemands reprirent au fil de leurs conquêtes Ozarow en 1917 ils furent curieusement accueillis cette fois comme des sauveurs, les protégeant des hordes de cosaques ukrainiens.
Le temps passa et la fin de cette guerre vit partir son oncle et son père vers des endroits meilleurs, supposés être plus riches, plus accueillants, plus modernes que la lointaine Pologne, cette terre de sang.
Ce fut la France avec tous ses plaisirs.
Son père n’y résistera pas très bien, et il fut pris dans le tourbillon de la vie légère et de la maladie. Il mourra vingt-deux ans plus tard de la tuberculose qu’il contracta probablement dans ces premières années de disette. Le sort des émigrés n’était pas très enviable jadis.
1920 : Schloïmé a dix ans, sa sœur en a sept et sa mère trente-six. Cela fait deux ans qu’Abraham Icek le père est parti pour cette nouvelle terre promise. Les nouvelles sont mauvaises, il faut le rejoindre.
(Stèle en mémoire des juifs d’Ozarow au mont des oliviers à Jerusalem)
L’arrivée à Paris est effroyable. Le quartier insalubre, misérable et l’on imagine un mari très absent. C’était dans le XIème arrondissement. Shloïmé l’appellera la rue « Kalté Zach’n », pour lui la rue Basfroi. Shloïmé ne se remettra jamais de cette douleur, de cette trahison que fut l’absence de son père.
Il se jura de ne plus jamais lui parler, de ne plus jamais l’évoquer et ne répondra jamais à la moindre question concernant son père.
Shloïmé s’inscrit à l’école communale, il est très brillant et saute deux puis une troisième classe, il était doté d’une mémoire phénoménale et devint vite un premier de la classe, les instituteurs étaient en admiration face à ce gosse qui n’aspirait qu’à une intégration rapide et à devenir plus français que les Français. L’image de la France lui fut vite chevillée au corps et il faisait des mots Liberté Egalité Fraternité lui semblaient sa devise personnelle. Il fait taire en lui les images du passé, l’obscurantisme polonais ou russe, la misère d’autrefois, la boue, le silence, les privations. Il sera français parce qu’il se sent déjà si français.
Il n’oubliera pourtant jamais cet épisode, six mois après son arrivée, lorsqu’un de ses oncles, pour plaisanter, lui dit que pour aller chez le coiffeur il fallait se présenter en annonçant vouloir se faire couper la tête et c’est ce qu’il fit. Il fut moqué, raillé, en ressortit profondément blessé. Il décida alors que sa vie allait passer par bien maîtriser la langue de Molière, sans accent aucun. Il ne reparlera le français qu’en en maîtrisant parfaitement le vocabulaire, deux ans plus tard.
A 13 ans, il doit quitter l’école pour gagner le pain de la famille, il vendra des journaux dans la rue.
Le directeur de l’école supplia sa mère de le scolariser, de le laisser poursuivre son chemin à l’école, il était tellement brillant. Mais sa mère ne l’entendit pas ainsi, il fallait manger, avec un père absent.
1927 : il est naturalisé, il est français, il effectue son service militaire puis apprend un métier, la tapisserie et la décoration. Il milite au front populaire, pense socialiste, mais voit poindre un nivellement par le bas qu’il n’accepte pas.
Dans le mitan des années trente, il se marie avec une amie d’enfance, Tsiva Kagan, mais le couple bat de l’aile très rapidement, deux filles naquirent de cette union, Yvette et Claudine. Ils se sépareront pendant la deuxième guerre mondiale.
(en photo, Salomon entouré de sa mère Sura Selcer et de sa fille Claudine)
Au cours de la guerre il est mobilisé dans les transmissions puis démobilisé avec la débâcle. Il refuse de se faire recenser comme juif, de porter l’étoile jaune. Esprit libre, libertaire, il maquillera sa propre carte d’identité, Salomon devint Marcel qu’il adopta à son arrivée en France et Selcer devint Selier. Shloïmé était devenu Marcel Selier ! Pendant la guerre il est voyageur de commerce, non sans frémir à chaque passage de la ligne de démarcation. Parfois il se retrouvait sur le marchepied du train, parfois en circulant le dos tourné au contrôleur, il s’en est toujours tiré.
1945 : la fin de l’enfer. Il découvre l’indicible, voit ces familles endeuillées, découvre ce que fut tant de haine. Il reprend son travail, il a 37 ans et a vécu deux guerres mondiales.
(Salomon Sceler le fusil à la main, lors de son service militaire, à droite du mitrailleur)
Puis il a rendez-vous avec une femme discrètement plus âgée que lui par l’entremise d’une relation de travail dans un club de rencontres pour célibataires et veufs, rue du Fg Saint-Antoine, le quartier des tapissiers. Il y voit une femme triste, son mari Naftulé n’était pas revenu de… « Pitchipoï ».
Mais cette femme est venue accompagnée de sa fille Sarah, âgée de 17 ans, des cheveux blonds comme le blé, longs et si longs et si soyeux, un sourire si doux qui subjugue, si doux aux commissures des yeux où se plissent les nuances de la tristesse d’un monde qu’elle a déjà irrémédiablement perdu. Schloïmé est perdu, éperdu, il tombe amoureux de Sarah Jaczmien qui deviendra Sabine.
Et lui, Shloïmé, qu’il est beau et confiant, avec son regard tendre de promesses, paré des habits de gala comme pour un jour de fête, son parfum, son large sourire et ses mains si bien soignées. Et cette stature d’homme, sur lequel le temps et les mémoires sont déjà passées et qui en impose.
(Salomon et Sabine dans les années 1960)
Shloïmé l’autodidacte entendra parler de l’enlèvement des Sabines, il enlèvera la sienne. Il se marieront, eurent deux enfants , Dominique et Nathalie, et des petits-enfants. Shloïmé est bel homme, soigné, il en impose, sa chevelure, son parfum, Sabine le vénérera toute sa vie.
Tapisser décorateur, il continuera à tapisser, à décorer, ses clients lui voueront un respect que ses proches n’oublieront jamais. Il fut un bon mari, un bon père, il aimait ce qu’il faisait, il aimait les gens, il n’avait pas d’ennemis. Il se plaisait à dire qu’il partait tous les matins le cœur léger, empli de la journée qu’il avait à faire. Il faisait partie de ces gens qui pouvaient se regarder devant un miroir sans craindre d’être soi-même son pire ennemi.
(Salomon et Dominique en 1959)
Méthodique et méticuleux dans son travail, malicieux et prophétique, il décora sa vie d’images et de sentences qui « illuminent » la vie de ceux qui l’ont connu. C’était tout simplement un homme heureux.
Avec ses amis, il aimait jouer aux cartes parce qu’il aimait les cartes et parce qu’il aimait ses amis. Et sa mémoire lui permettait de connaître le jeu de ses adversaires, il en jouait bien sûr, il avait ce don parmi d’autres de maîtriser l’arithmétique.
Dans ses conversations, il ne prétendait jamais détenir la vérité mais cherchait toujours une vérité, et l’humilité comme la modestie était une règle d’or.
Après 47 ans de mariage, le destin le rattrapa, la maladie fit son apparition.
(Salomon, Sabine, Dominique et Nathalie en 1963)
On devait l’opérer, lui parler de dialyse. Le professeur Steg le préparait à une douloureuse intervention et le prévint : « Je dois vous opérer mais vous devrez aussitôt être mis sous dialyse après l‘intervention ». Shloïmé lui répondit « je ne veux pas être opéré, je ne laisserai pas une machine pisser à ma place ».
D’aucuns ont tenté de le convaincre et son fils, médecin, tenta bien de convaincre son père de se faire opérer. Alors, ce grand professeur qu’était Ady Steg dit au fils : « Mon cher et jeune collègue, n’avez-vous donc pas entendu ce que votre père a dit ? »
Shloïmé retourna lire Joseph et ses frères de Thomas Mann pour ses derniers jours.
Et telle fut sa vie. Il tira sa révérence le 6 mars 1992.
Album de famille
(cliquez pour agrandir les photos)
Quel courage ce Schloiîmé ! Vivre libre et mourir libre! C’est une belle devise, à mon sens. Aimer et agir est son pendant.
Ces histoires de vie de la news Letter sont des cadeaux . Merci de nous les offrir!
Irène B
Je viens de lire ton commentaire Irène, en regardant ce très beau portrait de mon père, qu’Alain a eu le désir de publier l’année dernière.
J’avais passé pas mal de temps à le faire, et Alain m’a beaucoup aidé.
Il est je crois assez ressemblant à la réalité et je suis rétrospectivement très heureux d’y avoir passé beaucoup de temps, et infiniment reconnaissant à Alain de m’ avoir en premier lieu suggéré de le faire et de m’avoir surtout accompagné dans cet hommage qui reflète au plus près ce que fut sa vie.
C’était effectivement un homme libre et heureux, et je reste encore aujourd’hui, 32 ans après son départ bouleversé et fier d’avoir été son fils.