Portrait : Esther Cohen Roszewitch (1923-2021)

Par Michel et Gérard Roszewitch, ses fils

100 ans : Le rendez-vous manqué !

Elles étaient deux amies de très longue date : Régine Kaminski et Esther Cohen Roszewitch, unies aux Amis israélites de France par leur mari Léon Szlamek Kaminski et Simon Samuel Roszewitch, depuis 1946. Elles se retrouvaient chaque année au cimetière parisien de Bagneux, devant les sépultures des membres de ladite société mutualiste.
Mais qui était notre maman ? 

La Turquie

Officiellement Esther Cohen, mais toujours appelée par tous Isabelle, elle naquit le 4 mai 1923 à Constantinople (Turquie), mais officiellement le 19 avril 1923. En fait, en Turquie il n’y avait pas d’état-civil pour les filles à cette date. Cela la poursuivra toute sa vie, jusqu’au renouvellement de sa dernière carte d’identité française (par le mariage), en 2008 et elle avait déjà 85 ans. Lors de son mariage, en 1946, il fallut trouver des témoins qui prouvaient qu’elle existait réellement.

Nous avons filmé Isabelle en 2005 Elle nous a raconté la vie des judéo-espagnols du XIème arrondissement, fuyant leur pays et arrivés à Paris en 1923, lors de l’élection d’Ataturk qui souhaitait que tout le monde et donc les juifs soient enrôlés dans l’armée, au début de la guerre contre les Grecs. Cela entraina un gros départ des juifs vers la France et les Etats Unis, par crainte de bouleversements dans le pays. Les juifs vivaient à Constantinople depuis la grande immigration d’Espagne, en 1492. Ils parlaient tous l’espagnol, un peu déformé, et constituaient une forte minorité, plutôt heureuse.

(Isabelle Roszewitch, 1954)

Vers la France

Raconte-nous Isabelle, on t’écoute maman :
« En Turquie Joseph, mon père à 8 ans a appris à faire des pompons, pour orner les fez portés par les turcs. Puis un monsieur lui a proposé de le former à la cordonnerie.

Départ vers la France car ma mère avait appris le français à l’Alliance israélite universelle de Silivri.
Voyage sur un bateau grec, avec escale. La moitié partait en Amérique. Besoin de changer de bateau. J’étais dans un hamac pendant le transfert des bagages. Et brutalement, je disparais. On me retrouve dans des WC fermés. Un Monsieur me tenait dans ses bras . Il pensait qu’on m’avait oubliée ! 

(Isabelle en bas à gauche, 1926 environ)

Une vie de famille, en France avant la guerre

Nous arrivons à Paris, 4 rue du Pressoir, dans le XXème. J’ai 5 mois. On se retrouve dans un appartement très petit. La grand-mère maternelle nous rejoint en 1925. 1er souvenir : Ecole rue des Maronites. Tout le monde parlait espagnol. Sauf ma mère Zimbul qui connaissait le français. Les parents parlaient espagnol entre eux ou turc quand ils voulaient que les enfants ne comprennent pas. Sinon, ils parlaient français dans la maison. Joseph, notre père, voulait que les enfants parlent le français et qu’ils s’assimilent à la culture française. Problème de l’admission à l’école car pas d’acte de naissance. Constitution par les amis d’un acte de notoriété de ma naissance. Arrivée dans le XIème, la petite Istanbul, autour de la rue Sedaine et de la place Voltaire. Mes parents achètent un appartement rue Guilhem grâce à une vente aux enchères à la bougie. Le logement était sombre, au 1er étage, mais avec WC et une salle de bain, un grand confort déjà pour l’époque. Nous faisions les courses Bd Voltaire et Rue Sedaine. Nous perdons notre petite échoppe pendant la crise. Notre père a trouvé une autre petite échoppe devant un café, rue Richard Lenoir. Ma sœur et moi allions acheter des pièces pour notre père, à l’âge de 15 ans. Pour l’école, nous étions aidés par une voisine au 5ème étage. J’ai obtenu mon certificat d’étude facilement car la prof était du midi et prononçait bien. Pas d’antisémitisme en 1936. Je me rappelle des manifestations profascistes de 1934. Nous écoutions la radio pour les nouvelles. La grand-mère était très sévère. Notre père Joseph avait acheté un phonographe et ils écoutaient de la musique turque. Le dimanche, nous allions au bord de Marne, à Charantoneau. Ils amenaient le phono et pique-niquaient toute la journée. Pas de souvenir de cinéma. On n’y allait pas. Les loisirs, c’était Villeparisis. On prenait le train et on passait les vacances là-bas.

(Isabelle Cohen, 12 ans)

La majorité des amis a disparu pendant la guerre. Rue Guilhem, il y avait beaucoup de juifs à l’école et toutes les filles s’appelaient Esther. Toutes sépharades. Place Voltaire, café Rey. Les ashkénazes paradaient dans ce café avec les bijoux. A la maison, on recevait les amies turques, mangeait les mets traditionnels. Toutes ces dames étaient très prudes. Il ne fallait pas qu’on voit les genoux des petites filles. L’épicier turc de la rue Sedaine livrait à domicile. Les femmes, les mères et les grand-mères passaient leur temps à la cuisine. Calo, la grand-mère maternelle, était très autoritaire. Corinne, ma petite sœur se projetait sur sa grand-mère. Tout ce que Jacques faisait était bien. C’était « el hijo », le fils. Elles se disputaient le petit frère Maurice. Le fils de sa grand- mère s’appelait Michel, il est mort à la guerre, c’est pour ça que j’ai prénommé mon premier fils Michel. Je ne voulais faire de peine à personne, c’est une constante de mon caractère, je veux toujours faire plaisir. Les deux filles jouaient au marché dans la cuisine et parlaient en espagnol. Jacques et Corinne s’entendaient bien. J’avais plus de mal avec Jacques. Cela s’est arrangé après son mariage. Aucun souvenir avant la guerre, à part les courses rue Sedaine alimentaires et pour mon père rue Palikao, dans le XXème : clous, cuir, couseur. Je faisais cela seule. J’étais considérée comme le garçon ainé, après la perte d’un garçon en bas âge. Je me sentais en permanence responsable, trop d’empathie. L’éducation était pleine d’amour mais très sévère, pas de gros mot surtout. L’autorité était exercée par les femmes. Il y avait sept personnes dans l’appartement avec la bonne, restée jusqu’à la guerre d’Espagne. Petite bourgeoisie turque. Dans le square, on n’avait pas le droit de jouer avec les garçons.

(Photo de classe, école 11 bis avenue Parmentier, Isabelle en haut à droite)

La guerre

J’avais 17 ans au début de la guerre : Lois anti-juives. Confiscation des radios au commissariat. Puis tampon ‘’Juif’’. Pire pour les étrangers. Tous les juifs avaient une étoile, sauf ceux reconnus comme étrangers. Mention ‘’juif’’ sur la cordonnerie.
Le matin du 20 août 1941, des policiers français et des militaires allemands envahissent les rues du XIème arrondissement. Tous les hommes français ou étrangers sont contrôlés et les Juifs envoyés vers la place Voltaire. Toutes les entrées des stations de métro entre République et Nation sont bouclées. Deux policiers et un allemand arrivent à l’appartement de mes grands-parents. Ils cherchent mon grand-père ayant la mauvaise adresse de la cordonnerie. Zimbul, notre mère, sans hésiter leur donne la bonne adresse : 49, rue Richard Lenoir. A cette heure de la journée, Joseph travaille dans son échoppe Je pressens quelque chose, cours pour le prévenir, mais en arrivant j’assiste à l’arrestation de mon père par les mêmes hommes vus à l’appartement. Il est immédiatement transféré à Drancy, 1er jour de l’ouverture du camp. Il y restera jusqu’en octobre 1942. Il pourra nous faire parvenir des lettres jusqu’à sa déportation.
Je me démène en allant au consulat de Turquie, je suis victime d’un chantage et d’une tentative de viol par un des employés de l’ambassade qui arrive à m’attirer dans son appartement. Je m’en sors de justesse mais, ayant refusé ses avances, je trainerai toute ma vie ce moment comme une culpabilité, ayant provoqué la déportation de mon père. « Si dans deux jours vous ne me rappelez pas, votre père sera déporté » m’a-t-il dit.
Joseph sera déporté en 1942, passera sa détention dans le camp de Blechhammer, jusqu’en septembre 1944. Une dernière carte arrive en juillet 1944. « Après la dernière lettre du 4 juillet 1944, la famille ne recevra plus aucune nouvelle de Joseph. Ils commencent leur marche de la mort. Il arrive à Buchenwald le 11 février 1945. La vérité tombera seulement en 2008 : Il est mort le 20 mars 1945. Ce camp a été libéré le 11 avril 1945 par l’armée américaine soit 22 jours plus tard.

(Première lettre de Drancy, 19/09/1941)

L’après-guerre

Une assistante sociale m’envoie à Cazaubon, dans le Gers (château du Bégué), château refuge pour étrangers. Il y avait des mutilés de la guerre d’Espagne, des Allemandes. J’étais dépressive, je me sentais paumée. L’atmosphère y était sinistre. Chambre séparée pour les filles. Je rencontre Simon Roszewitch, seul français, qui avait accompagné le frère de sa fiancée. Un groupe de jeunes m’a invité à sa table. Puis à un bal à Barbotan les Thermes, à deux kms. Simon est resté 3-4 mois puis devait partir. Moi, je devais rester là- bas, car j’étais encore malade. Simon organisait la fête du pays. Il m’a fait chanter à la fête du pays. Rentré seul à Paris, il a apporté une boite de confiserie chez ma mère. Il avait déjà trente ans. Selon la coutume, la famille lui a proposé un peu de confiture dans une coupelle pour y rajouter un peu de douceur. Simon, décontenancé, s’est cru devoir finir le contenu de la coupelle, au grand étonnement de la famille présente. Il a demandé Isabelle en mariage. Le mariage a lieu en juin 1946. En pleine période de pénurie, nous emménageons chez ma belle-mère, rue de La Chapelle.

(Mariage de Simon et Isabelle Roszewitch,
juin 1946)

La vie heureuse

Une belle-vie démarre enfin, après ces périodes difficiles. J’aime bien faire plaisir. Cela fut une constante depuis mon enfance jusqu’à aujourd’hui. Ce trait de caractère ne me quittera jamais. Dans notre petit appartement, un peu à l’étroit, peu de confort, mais une vie si agréable, qui a forgé toute nos années, dans une famille unie, six frères et sœurs chez les Roszewitch, Simon était le plus jeune et quatre enfants chez les Cohen, je suis l’aînée, et mes deux enfants nés garçons en 1947 et 1953. Une chambre pour tout le monde. Pas de WC dans l’appartement, ni de douche, juste un évier. Nos mères et belles-mères nous ont choyés, notre couple et nos enfants. Le premier appartement arrive en 1956, puis un plus grand en 1960, à Aubervilliers. 

Simon y restera jusqu’à sa mort, en 1995. Isabelle y vivra quasiment le reste de sa vie. Et ils y recevront les enfants et les petits-enfants.

Notre maman était une virtuose de la layette. Elle tricotait des pulls, des robes très sophistiquées. Alain Kaminski a gardé le souvenir de trois générations d’enfants et petits-enfants qui ont bénéficié des chaussons tricotés par d’Isabelle. 

(Michel et Isabelle Roszewitch, 1948)

Régine Kaminski et Isabelle sont toutes deux nées en mai 1923. Elles avaient trois semaines d’écart. Voyant le cap des 100 ans approcher, elles se demandaient toujours qui passerait le cap du siècle. Hélas, c’est Isabelle qui a perdu cette compétition, elle nous a quittés paisiblement en septembre 2021 laissant Régine passer ce cap.

Album de famille
(cliquez sur les photos pour agrandir)