Portrait : Icek Drzazga (1909-1974)

Par sa fille, Rosette Birkan

Icek Drzazga, mon père, a vu le jour le 14 mai 1909 dans le foyer de ses parents, Moszek Lajb Drzazga (1875-1920) et Ruchla Laïa Laznowska (1882-1942). Il est le quatrième d’une fratrie de cinq enfants. Moszek Lajb était employé dans une usine de filatures de Tomaszow Mazowiecki. A sa mort, l’aînée de la famille, Sura Laïa, est âgée de 16 ans, Abraham, l’aîné des garçons, de 15 ans, puis viennent respectivement Genia 13 ans, Icek 11 ans, et Heniek, le benjamin, qui devait avoir environ 4 ans. Leur mère va élever seule ses enfants. Mon père entre en apprentissage chez un tailleur pour hommes afin de soulager la charge familiale.

(Icek Drzazga, Tomaszow-Mazowiecki, 1925-1930)

Tous les visages apparaissent souriants et sereins, confiants en l’avenir

Il n’y a pas d’avenir possible dans la Pologne de l’entre-deux-guerres : une grave crise économique sévit, provoquant la montée du chômage et de l’antisémitisme.
Abraham, le premier, va émigrer en France. Mon père le rejoint en 1933.
Sur la photo de famille, prise avant la fin de l’année 1933, juste avant son départ pour la France, tous les visages apparaissent souriants et sereins, confiants en l’avenir.
Au centre de la photo, portant l’enfant de sa fille Genia, ma grand-mère paternelle, au 1er rang, mon arrière-grand-mère. Au fond, à droite, mon père.

D’abord accueilli à Paris chez son frère, mon père s’établit dans le 20e arrondissement. 
Il est célibataire lorsque la guerre éclate. Le 2 janvier 1940, il s’engage en tant que volontaire dans l’armée française et est affecté à la Légion étrangère. Il est dirigé sur le dépôt de la Valbonne le 6 janvier 1940, puis sur le camp de Barcarès. Le 1er mars 1940, il est incorporé dans le 22e R.M.V.E. (Régiment de Marche des Volontaires Etrangers)1 en tant que soldat d’infanterie 2e classe. Fait prisonnier le 6 juin 1940 avec son régiment dans la Somme, il passe cinq ans dans un camp de prisonniers en Allemagne sous le matricule numéro 16820 (Stalag VII A). Il est libéré par les Alliés le 1er mai 1945. Rentré en France, il est démobilisé le 24 août 1945. Il a obtenu la croix du combattant volontaire 1939-1945.
Mon père ne nous parlait pas de sa jeunesse en Pologne, ni de ses années de captivité durant la Seconde Guerre mondiale. Lorsqu’il désirait parfois évoquer celles-ci, ma mère l’arrêtait immédiatement d’un ton réprobateur. J’avais toutefois retenu l’histoire des « totos », sobriquet donné aux poux par les soldats qui en étaient infestés et celle de la ration alimentaire composée pour une large part de  rutabagas, légume dont je ne connaissais ni la forme, ni la couleur, que mon père avait fini par détester pour le restant de ses jours.
Dès son retour de captivité Icek tente de retrouver les survivants de sa famille. Sa jeune sœur, Genia, qui avait été déportée à Auschwitz et qui a survécu, est retournée vivre en Pologne. Le benjamin, Heniek, retrouvé dans un camp de personnes déplacées à Bergen-Belsen où il se mariera, partira faire sa vie à Melbourne, en Australie. Quant à Abraham et son épouse, déportés de France sans retour, ils laissent derrière eux leur fillette, Ruth, orpheline, qui partira vivre en Israël.

(Icek Drzazga en militaire) 

Après la guerre mon père reprend son activité de tailleur pour hommes. Il épouse ma mère, Héna Ruchla Cukier, en 1947. Il obtient la naturalisation française en 1948 et, après une tentative maladroite de francisation de son nom de la part de l’administration, qu’il refusa, il décida de conserver son nom d’origine qui signifie en polonais « épine, écharde ou petit bout de bois ». De cette union, naît ma sœur, Lili, en 1948, et moi-même trois ans plus tard.  
Mon père ne m’a jamais parlé de sa famille restée en Pologne et déportée. Bien des années après sa mort, Heniek, son jeune frère, de passage à Paris, me présente sur la photo  de famille prise avant le départ de mon père en France, ma grand-mère et mon arrière-grand-mère. J’ai appris très tard que ma grand-mère paternelle a été déportée à Treblinka. 

(Icek Drzazga et Hena Ruchla Cukier, 1947)

C’était un homme courageux, peu bavard, ayant un grand sens des responsabilités, droit, juste et bon.  
Pour vivre, il fallait garder le passé à distance. Il aimait la modernité et c’est grâce à lui que sont entrés dans la maison le transistor, les radiateurs électriques, le moulin à café électrique, la cocotte-minute et la télévision.
Papa se tenait éloigné de la religion. La seule fois où je l’ai vu à la synagogue, c’était pour le mariage de ma sœur. Cependant, il se sentait profondément juif. Servir les hommes, ses frères, veiller par son action à rendre le monde meilleur étaient sa ligne de conduite. Il faisait corps avec son peuple et avait combattu contre le nazisme, pour la liberté. Il respectait scrupuleusement toutes les valeurs éthiques du judaïsme. Une grande tolérance mutuelle unissait mon père et mes grands-parents maternels, juifs pratiquants. Il respectait leur pratique religieuse. Quant à lui, la conscience aiguë de sa judéité s’accommodait fort bien de l’absence de toute pratique religieuse. Chacun avait résisté et continuait de résister à sa manière pour être un « mensch ». Leur attitude face aux drames qu’ils avaient vécu était complémentaire.

(Départ en vacances, 1955)

Il appréciait particulièrement les airs de musique juive. Lorsqu’il entendait une nouvelle chanson à la radio, il l’écoutait attentivement et, parfois, il s’arrêtait de coudre, l’aiguille en l’air. Il m’expliquait alors, à mon grand étonnement, que la musique de la chanson que nous étions en train d’écouter était une ancienne chanson juive avec des paroles en français, comme « Dona, dona, dona » interprétée par Claude François.
Il attirait mon attention sur des airs de liturgie juive qui passaient parfois à la radio, interprétés par des cantors comme les chants de Kol Nidré. Je pressentais alors qu’une porte s’entrouvrait sur un monde disparu. Il avait reçu, comme beaucoup d’enfants juifs de son époque, en plus d’une instruction dispensée par l’école primaire, une éducation religieuse mais, par conviction personnelle, il ne voulait pas en parler. C’est ainsi que j’ai reconnu, adulte, avec émotion, un air qu’il fredonnait dans l’atelier tout en repassant, lors de l’office du samedi matin au moment de la sortie des rouleaux de la Torah. Enfant, je ne savais pas ce dont il s’agissait. 

(Au mariage de sa fille Lili, 1968)

Mon père connaissait beaucoup de monde que je ne connaissais pas : « des anciens camarades de régiment » se plaisait-il à répéter et des gens d’avant-guerre. Lorsqu’il lisait son journal yiddish Die Naïe Press et, plus tard, Unzer Wort, il ne manquait pas de parcourir la page de nécrologie. Parfois, il s’exclamait en apprenant avec tristesse la mort d’un de ses anciens compagnons. Il s’habillait alors avec soin et se rendait à l’enterrement coiffé de son chapeau des grandes occasions.

(Aux fiançailles de sa fille Rosette, 31 mars 1974)

Curieusement, il m’avait recommandé deux règles du judaïsme à respecter :
• D’une part, la femme ne devait pas porter de vêtements d’homme tels que le pantalon en se rendant au cimetière, seul et dernier endroit où les règles religieuses tombées en désuétude dans notre société moderne devaient, selon lui, rester en vigueur. Respect de ceux qui dorment dans la poussière.
• D’autre part, il fallait se garder de la médisance. Respect des vivants.
Ces règles m’ont appris deux choses essentielles : respecter les anciens et respecter son prochain. Voilà l’enseignement religieux de mon père.
Mon père fut présent au mariage de ma sœur en 1968 et vit la naissance de ses deux premiers petits-enfants : Pascal et Karine. Son petit-fils le remplissait de fierté, lui qui n’avait donné naissance qu’à des filles. 
Il assista, fort ému, à mes fiançailles, le 31 mars 1974. Malheureusement, il n’était plus de ce monde à mon mariage. Il s’est éteint à Paris le 2 mai 1974 (z”al).

1 « Créé le 24 octobre 1939, le régiment de marche des volontaires étrangers est composé d’Espagnols, de Polonais et de Juifs d’Europe centrale. Incomplètement équipés, les légionnaires durent recourir à la ficelle pour faire tenir leurs équipements ; les courroies, jugulaires, cartouchières et havresacs ne leur ayant pas été fournis. Ils furent surnommés les « régiments ficelles ». Lors de l’invasion de la Belgique, le régiment reçoit pour mission de protéger la boucle de la Somme, près de Péronne. Les bataillons qui résistent bien succombent les uns après les autres, faute de munitions, refusant les offres de reddition et terminant au corps à corps. Le chef des troupes allemandes déclarera au chef de corps, le commandant Hermann : « Vous vous êtes magnifiquement défendus, vous nous avez causé beaucoup de pertes, vous avez retardé notre marche et vous nous avez forcé à utiliser des renforts que nous n’avions pas l’intention de mettre en ligne contre vous ». Le général d’armée Frère dira plus tard : « Le 22e, quel beau régiment ! C’est à sa résistance héroïque que la VIIe Armée française dut de ne pas être encerclée ». Le 22e RMVE a été cité à l’ordre de l’Armée. En 1985, sa Croix de guerre a été remise à la garde du 2e REI. »
(Extrait de https://www.combattantvolontairejuif.org/30.html

Album de famille
(cliquez sur les photos pour agrandir)