Champ libre : Avec l’accent
Par Leib Bratover
Cela peut paraître bizarre, mais « pourquoi ? » se dit en yidiche normalisé farvoss ?, alors que dans le dialecte parlé par les Juifs de Pologne on entendait plutôt farvous ou encore fervouèss ou même fevouin .
Permettez-moi de citer un autre phénomène, concernant le français : « provençale », soit [pro-van-sal] peut se prononcer prôvannesaleu. C’est juste une manière de produire les sons d’une certaine manière, qui n’affecte pas la graphie du mot.
Il y a 150 ans, les érudits de notre peuple ont commencé à s’intéresser à la langue yidiche.
Les travaux de ces philologues ont abouti à la création du YIVO (Yidishèr VisNshaftlèkhèr Institut = Institut scientifique juif) à Wilno en 1925. En même temps, les instituteurs des écoles juives en yidiche se mettaient à enseigner aux enfants une langue dont l’orthographe, la conjugaison et la déclinaison avaient fait l’objet d’un consensus. En particulier, on a cessé de calquer l’orthographe allemande, avec ses h muets et ses e muets. À part les mots importés de l’hébreu et de l’araméen de par la pratique du khoumesh-taytsh et du guèmorè-taytsh (traduction de la Tora et de la Guemara), les vocables s’écrivent comme ils se prononcent… selon la façon de Wilno. Ou plutôt : comme les lettrés de Wilno. En effet le bon peuple à Wilno, s’amuse à confondre les oy et les ey : « croire » ne se dit pas gloybN, mais gléybN ; « pantalon » ne se dit pas hoyzN mais héyzN ; parallèlement « loi de Moïse » ne se dit pas Toyres Moyshè, mais Téyrès Méyshè. Plus amusant, les sh se prononcent s : bea u », normalement shéyn, se dit séyn ; « paix », normale-ment sholèm, se dit solèm.
Et en Pologne ?
Les mots ne s’écrivent pas souvent comme ils se prononcent. D’abord on constate, pour les voyelles longues, trois décalages : o se dit ou, ou se dit y et éy se dit ây.
« Que cherche Bérish ? » ne se dit pas Vos zukht Bérish ? mais : Vous zykht Bâyrish ?.
Ensuite les r, les y et les s ont une fâcheuse tendance à s’éclipser : « Qui ? », soit vèr ? , devient véyè ? ; « droit », soit glaykh, devient glâkh ; « Quoi ? » , soit Vos ? devient Vouè ?.
Ne sourions pas : en français, « oui, oui » peut se dire vi,vi ou ouai, ouai.
Le yidiche polonais serait moins distingué que le vilnois ? Question de contexte. Un portefaix vilnois (a vilner pakNtrégèr) peut prendre autant de liberté avec sa langue qu’un cocher de Cracovie (a kroukèvèr balègoulè). De même qu’un pêcheur de Sète ou un docker de Marseille peut prendre un accent plus ou moins gouailleur, voire vulgaire. Chez les chtis, le s devient ch, le a devient ô : « mon papa vient du sud » se dit : mon popa vient du chud. Le non-respect de la langue académique est-il un signe d’inculture ? Non, surtout pas en Suisse où les autochtones sont très fiers que leur schwyzer-tütsch soit bien différent de l’allemand classique (Hochdeutsch).
Et pour nous yidichophones, dont la langue est une cousine du suisse-allemand, c’est plus facile de laisser tomber l’accent polonais, mais pour ceux qui le connaissent, gardez-le jusqu’à 120 ans : biz hyndèrt yn tsvantsik youèr !